Une croissance extraordinaire
Jusqu’à la fin août, la végétation a crû à un rythme extraordinaire. Chaque semaine, des changements notables s’opéraient, le sol nu disparaissait à vue d’œil et des plantes se multipliaient naturellement, aussi bien sauvages que cultivées. Ce spectacle a suscité en chacun des participants du jardin un émerveillement toujours renouvelé face à cette vie foisonnante, aussi bien végétale qu’animale. Les plants de tomates, les framboisiers, les pieds de maïs, de tournesol, de topinambour, ont atteint une taille et un volume étonnants, les fraisiers ont formé un tapis toujours plus dense et plus étendu, non loin de la menthe et de la mélisse devenues presque buissonnantes. Les courges et autres potimarrons ont rampé toujours plus loin, jusqu’à sortir parfois des bacs où ils se trouvaient à l’étroit. Les nouveaux sentiers formés de pas japonais, consciencieusement tracés et mis en place, tendaient à disparaître sous la verdure qu’il fallait écarter pour progresser à l’intérieur des parterres. On aurait presque pu se perdre dans le jardin !
Prémunir le jardin contre la canicule
Des haies en protection du vent et du soleil
Tout le monde s’attendait à la canicule, Sonia et moi ne faisions pas exception. C’est la raison pour laquelle, en accord avec les résidents-jardiniers, nous avons résolu d’utiliser les plantes elles-mêmes pour en prémunir le jardin. Les tubercules de topinambours, dont les récoltes hivernales avaient largement dépassé le volume de consommation des résidents, avaient été conservés dans le petit local à outils. Ils ont été semés serrés à l’étage dans l’objectif de former des haies coupe-vent et génératrices d’ombre. De hautes plantes sauvages ont été conservées sur la terrasse inférieure dans le même but, tant qu’elles ne gênaient pas la pousse des plantes potagères et fruitières. L’an passé, les tomates – et notamment les tomates cerises – avaient mûri en telle quantité que nombreuses étaient celles qui étaient tombées à terre. Bien à l’abri des plants mères, les graines avaient germé par dizaines, peut-être même par centaines, et les plus coriaces avaient résisté aux rigueurs hivernales, poussant de façon très prématurée sans paraître gênées par les températures printanières, supérieures à la normale toutefois. Ces jeunes plants adaptés aux conditions de Lilitegia ont été dispersés un peu partout, créant une abondance de récolte fabuleuse.
Économie d’eau grâce à la densification
La densification des plantes a permis d’effectuer des économies très appréciables d’arrosage. Seuls les semis et les plants récemment mis en terre étaient arrosés. Pour le reste, nous nous sommes contentés de parcourir régulièrement le jardin en observant soigneusement chaque plante, de façon à n’arroser que celles (rares) qui réclamaient un apport extérieur. Cela se voyait facilement aux feuilles et rameaux en berne, l’air lamentable. Si nous tardions trop, l’extrémité des feuilles se mettait à sécher. Le problème se posait principalement en bordure des bacs, aux endroits les plus exposés. La raison de cette sobriété tient en un mot: évapotranspiration. Le processus de la photosynthèse qui se déroule dans les feuilles (ainsi que les tiges vertes des plantes herbacées) nécessite beaucoup d’eau. Pompée dans le sol par les racines, elle traverse toute la plante qui n’en boit qu’une faible partie, le reste étant rejeté dans l’atmosphère sous forme de transpiration. Comme le sol est couvert de plantes, de paillis, de copeaux de bois, il est protégé du rayonnement solaire et demeure humide. Quant à la couche d’air qui stagne au niveau des plantes, elle reste aussi relativement chaude et humide, puisque la densité des plantes fait écran et la prémunit d’être emportée par la brise ou le vent.
Densifier sans étouffer
Comme une végétation pionnière colonisant un terrain vierge ou dévasté par une calamité, les plantes ont ainsi rapidement occupé tout l’espace rendu disponible par la disparition des plantes annuelles au cours de l’hiver précédent, la seule entrave à leur expansion étant leur densification même qui les obligeait à chercher plus haut la lumière. C’était la course ! Les plantes à la croissance plus lente en ont pâti, recouvertes par leurs voisines plus dynamiques qui les plongeaient dans une ombre délétère. Il a fallu veiller à repérer ces plantes en péril et à les dégager alentour par un désherbage ou une taille sélective, et ceci, chaque semaine, tant la progression de leurs voisines était rapide. La sauge sclarée par exemple ne cessait de disparaître sous la menthe et la mélisse, le thym et la lavande réclamaient toujours plus de lumière, de même que l’origan, toutes ces plantes méditerranéennes étant peu adaptées à cette exubérance de la côte basque. Les pommes de terre, quant à elles, ont pu être récoltées suffisamment tôt pour ne pas être dérangées par les plantes voisines, d’autant que nous n’en récoltions pas les fruits ni les feuilles, mais seulement les tubercules accrochés aux racines.
En haut, c’est le liseron qui, d’efficace couvre-sol, s’est converti en un authentique envahisseur, recouvrant les plants de tomates et partant en vrilles tourbillonnantes à l’assaut du maïs et des buissons des bacs autour du potager. Il a fallu y mettre le holà, tout en observant cependant que sous le tapis chaud et humide de toutes ces plantes sauvages proliférantes se multipliait une nombreuse petite faune de l’ombre, vers de terre, cloportes, millepattes, limaces, larves d’insectes et microbes invisibles, acteurs sans le savoir de la création d’un bon terreau fertile… Comment étaient-ils arrivés à ces quatrième et cinquième étages ? Mystère ! Il n’en demeure pas moins qu’à cette grande diversité de plantes s’est associée une toujours plus grande diversité d’animaux, champignons, bactéries et autres organismes mystérieux. Sonia et moi n’avons de cesse, à chaque occasion qui se présente, de les montrer aux résidents, en essayant de leur faire surmonter leur aversion ou leur peur initiale pour la remplacer par une bénéfique curiosité.
Un fouillis calculé
Réduire les incivilités
Il faut bien l’avouer, si nous avons demandé la disparition des parcelles rectangulaires et le découpage en pas japonais des planches qui les séparaient, c’est que nous avions une idée derrière la tête. Certes, nous estimions qu’un cheminement en courbes plus fantaisistes serait plus esthétique. Nous espérions aussi que ce nouvel aménagement susciterait moins de velléité d’appropriation sur le mode des jardins familiaux ou des jardins ouvriers et que sa géométrie irrégulière montrerait clairement sa vocation de jardin partagé, où chacun est appelé à collaborer à un projet collectif. Enfin, nous souhaitions qu’un fouillis végétal rendrait moins aisé les prélèvements intempestifs que nous avions subis la première année, et qui avaient provoqué le découragement d’une partie des effectifs de résidents-jardiniers. Nous voulions que ce désordre apparent rende difficile le repérage des fruits et légumes pour des personnes non averties et peu familières de cette technique de jardinage. Jusqu’à présent, mise à part la disparition de deux ou trois têtes d’artichaut dont le pied est disposé, il faut le dire, juste en bordure de l’allée et très visible, il n’y a pas eu à déplorer d’incivilité, et c’est tant mieux !
Troubler les prédateurs
Les humains n’étaient pas les seuls à être visés par ce nouvel ordonnancement occulte. En mêlant et en imbriquant intimement les plantes sauvages et cultivées, nous avons pensé que les limaces, les pucerons, les chenilles et autres amateurs de nos légumes seraient troublés par la complexité des effluves et auraient plus de difficultés à trouver leur repas favori, ainsi qu’à se déplacer d’un plant à l’autre. En outre, les plantes en meilleure santé grâce à leur densité protectrice sauraient mieux se défendre des agressions et prospèreraient tout à notre avantage. Enfin, ayant à leur disposition un choix plus varié et plus abondant de nourriture, nos minuscules concurrents auraient moins tendance à se concentrer sur une seule espèce végétale, leur action se verrait dispersée et elle aurait moins d’impact sur notre production légumière. Là aussi, le succès a couronné nos efforts et nous croulons sous les récoltes.
Un aspect déconcertant
Toutefois, cet aspect faussement négligé, qui ne rendait pas apparent tout le travail fourni pour assurer la bonne pousse de l’ensemble de nos plantations, a pu décourager la participation de quelques résidents qui en auraient pourtant eu le loisir. En font partie les tenants d’un jardin « propre », « bien tenu », labouré, désherbé, aux plants bien alignés en rangs homogènes, soigneusement tuteurés et attachés, aux gourmands retirés (pour les plants de tomates), qui ne s’interdisent pas à l’occasion de faire usage de produits chimiques (tolérés dans le bio, comme la bouillie bordelaise, le savon noir) lors d’une « infestation » par des insectes ou des champignons. Peuvent être également décontenancés et quelque peu rebutés ceux qui n’ont jamais pratiqué le jardinage, qui déclarent d’emblée qu’ils n’ont pas la main verte, que leurs plantes dépérissent dans leur appartement ou sur leur balcon. Il est possible qu’ils se sentent perdus, déstabilisés devant une telle profusion, inquiets de ne rien reconnaître et s’imaginant incapables de contribuer aux tâches du jardin. A toutes ces personnes, nous disons: « Venez nous voir, venez parler avec nous, vous constaterez que chacun peut contribuer dans la mesure de ses moyens et que l’aménagement du jardin, le choix des plantations, les techniques utilisées se font en concertation avec tous les participants. »
Une météo très favorable
Statistiques de l’association Infoclimat – Station météorologique de Biarritz-Anglet
Il est difficile, pour le commun des mortels, de faire la distinction entre climat et météo. Nous savons que, d’une année sur l’autre, les saisons se suivent et ne se ressemblent pas: la canicule et la sécheresse d’un été, génératrices d’incendies dévastateurs, peuvent alterner avec la fraîcheur et l’humidité de l’été suivant. Par contre, l’évolution climatique s’analyse à l’échelle des décennies et des siècles, et à ce titre, il est indéniable qu’un réchauffement de la planète inusité et très rapide se manifeste depuis la fin du XIXe siècle. Donc, qu’en est-il cet été ? Pourquoi ce développement d’une petite jungle au jardin ? L’association Infoclimat établit des statistiques à partir des données météorologiques de la station de l’aéroport de Parme à cheval sur Biarritz et Anglet. Je gage qu’elles sont valables pour analyser ce qui se passe à Saint Jean de Luz, située à moins de vingt kilomètres de là.
Humidité relative (HR): Quantité de vapeur d’eau contenue dans l’air par rapport au maximum possible à une température et une pression donnée.
Ainsi, les courbes de températures comparées sur les trois mois de juin, juillet et août montrent que cet été n’a jamais été caniculaire, sauf la journée du 23 août où la température a frôlé les 40°C. On voit également que les températures ne sont jamais descendues bien bas la nuit, tout en permettant un rafraîchissement salutaire et bienvenu. S’il n’a pas énormément plu (barres vertes), l’humidité de l’air est en revanche demeurée très importante durant une grande partie de la journée au cours de ces mêmes trois mois (barres bleues). Un été chaud et humide ? La végétation adore, et plus encore s’il est couplé à un taux de gaz carbonique de l’air plus important – grâce à nos œuvres inconsidérées ! Ces conditions quasi équatoriales ont été optimales pour le potager, d’autant que l’on n’a pas subi de vent en tempête qui aurait pu coucher ou casser les tiges gorgées d’eau et exceptionnellement allongées dans tous les sens.
Les écarts permettent de constater l’influence du changement climatique, avec des températures presque toujours supérieures aux normales.
C’est le dernier schéma qui permet de prendre la mesure du changement climatique, puisqu’il met en exergue la constance de températures supérieures à la normale, à quelques exceptions près, une situation inquiétante à laquelle il faudra s’adapter rapidement. La courbe de juin notamment montre que cette fin de printemps et ce début d’été ont été à tous égards exceptionnels, allant jusqu’à 8°C de plus la journée du 24 juin, et surtout jusqu’à 7°C de plus durant les nuits de juin anormalement chaudes. Par contre, les deux mois suivants ont montré des écarts, certes, mais somme toute relativement modérés, des conditions qui ont permis de prolonger le cycle de croissance des plantes sans qu’elles aient à souffrir de canicule ni de sécheresse excessives.
Un ministre au jardin
C’est l’effervescence ! Patrice Vergriete, nommé ministre du logement depuis à peine un mois, a annoncé sa visite officielle à l’Office 64 du logement qui choisit de lui montrer la résidence Lilitegia à Saint Jean de Luz, et tout spécialement le jardin suspendu aménagé au sommet de deux immeubles contigus. Les médias seront également présents. A la demande de l’Office 64, du syndic et de la municipalité, le jardin va devoir être éclairci, de façon à rendre plus visibles les plantations.
En cette fin d’été (la visite est prévue le 25 août et tout le monde n’a été prévenu qu’une quinzaine de jours auparavant), la plupart des fleurs ont fané, les feuillages commencent à se teinter de couleurs automnales, bien des plantes terminent leur cycle et dépérissent, concentrant toute leur énergie dans la formation des graines, baies ou fruits. C’est particulièrement le cas pour les plantes sauvages qui sont sur le point d’achever leur mission de protection et demeurent un couvre-sol efficace préservant son humidité. Nous espérons que ce désherbage sélectif ne mettra pas en péril les plantations si les chaleurs de fin d’été s’avèrent excessives.
Les plantes coupées ou déracinées ne sont bien sûr pas extraites du jardin pour les amener à la déchèterie: il s’agit d’une ressource précieuse et gratuitement offerte par la nature. Elles sont temporairement amoncelées en meules ou mulch pour être ultérieurement réparties en paillage après l’événement. Qui sait quel automne nous aurons ? Il est possible qu’il nous réserve de longues périodes de sécheresse ou de chaleur excessive, il faut donc continuer de penser à protéger le sol et le petit monde qui le génère.
Tout le monde contribue au travail que, de toute façon, nous nous apprêtions à entreprendre après la trêve estivale – mais bien plus progressivement -, pour ménager de l’espace à de nouvelles plantations. Sonia, l’animatrice de Libre Cueillette, y dédie tout le mercredi qui précède la visite prévue pour le vendredi. Malheureusement, cela tombe juste sur l’unique jour de canicule de l’été, le 23 août ! Je viens tôt le matin et m’active avec une résidente, tandis qu’elle vient prendre le relais et travaille au défrichement au plus chaud de la journée. Inutile de dire qu’il faut veiller à boire et se mouiller au jet d’arrosage pour résister à de telles conditions !
Souhaitant faire œuvre de pédagogie, elle prépare quelques panneaux explicatifs sur la démarche suivie à Lilitegia et retire ceux qui s’adressaient aux indélicats cherchant à prélever indûment une production à laquelle ils n’ont pas contribué. Le problème d’un tel éclaircissement, c’est que désormais les légumes et les petits fruits (fraises et framboises) sont bien en vue et le passage dégagé. Il faut espérer que l’affichage de la charte et des panneaux aura été utile, et que ces derniers ne chercheront pas à réitérer leur mauvais comportement qui génère une ambiance de suspicion délétère.
Le jour dit, le ministre prend le temps d’écouter tout un chacun, y compris Libre Cueillette. Nous évoquons le rôle du jardin, outil de lien social, et nous développons les termes de notre action en mettant l’accent sur l’importance d’économiser l’eau, de sensibiliser à la biodiversité, de donner le goût d’une alimentation saine et diversifiée. En repartant, le ministre prend la peine de nous dire personnellement au revoir en saluant notre action et notre engagement.