Un printemps précoce

Des primevères multicolores déjà nombreuses et bien épanouies le 8 mars

Un hiver plus doux que la normale saisonnière

Cette année, notre hiver a de nouveau une température au-dessus des normales saisonnières de 1 à 2 °C, bien que ce soit dans une moindre mesure que l’an passé où cette saison fut la plus chaude jamais enregistrée depuis le début du XXe siècle (+2 à +3°C en moyenne pour la France). Même s’il a été contrasté et très arrosé, sa douceur générale a eu une incidence sur la précocité des floraisons et feuillaisons. Il ne s’agit encore que d’une impression personnelle, nous verrons dans un mois ou deux si elle est confirmée par les statistiques de phénologie nationale. Dans mon jardin, à Anglet, les primevères sont apparues les premières, puis les chatons des noisetiers, présents depuis décembre, se sont étoffés et leur couleur brune s’est éclaircie lorsque les écailles, en se soulevant, ont laissé apparaître le pollen doré. Dans leur coin favori humide et ombragé, j’ai ensuite vu s’épanouir le tapis de ficaires, tard levées, tôt couchées. Elles deviennent invisibles le soir lorsque, à la fermeture des corolles, l’envers, brunâtre, occulte le jaune lumineux des pétales.

Aulne : fleurs femelles (petits strobiles) et mâle (chaton)

Des fleurs en hiver

Les fraisiers des bois, qui préfèrent davantage de lumière et moins d’humidité que les ficaires, ont vu leur aire se déplacer légèrement vers le centre du jardin et s’étendre, leur floraison blanche précédant celle, jaune, de l’insipide fraisier des Indes. Les deux pruniers semés par les oiseaux se sont constellés de fleurs blanches qui, en fanant, cèdent progressivement la place aux feuilles d’un vert tendre. Par contre, les jeune pruniers que j’ai plantés en haut du jardin sont bien plus tardifs et encore totalement dénudés. Un pommier acheté au Conservatoire végétal régional d’Aquitaine n’a pas pris, mais le porte-greffe est bien vivant: il s’agit d’un saule Marsault mâle qui arbore déjà ses jolis chatons duveteux, blanc argenté piqueté de jaune, plus voyants que ceux des saules femelles observés lors de balades récentes, de teinte vert d’eau et tout en pointes douces hérissées. L’aulne, qui a crû à grande vitesse, domine largement les noisetiers et les houx, apparus pourtant bien avant. Il possède des chatons mâles similaires à ceux des noisetiers, en plus sombre. Toutefois, espèce monoïque, ses fleurs femelles sont sur les mêmes rameaux, regroupées en petits bouquets de strobiles, « pommes de pin » miniatures. Les violettes, discrètes et rares, percent à l’ombre de la maison tandis que les belles étrangères paradent sans pudeur, le cognassier, originaire de Chine ou du Japon, le camélia, d’Asie orientale et méridionale, le forsythia, d’Asie extrême-orientale, le corête du Japon (Kerria japonica) – « pompons jaunes » -, ou encore, dans un bac sur la terrasse, le sedum palmeri du Mexique, une plante grasse (dite succulente) rampante. Originaire du bassin méditerranéen, le romarin, quant à lui, n’offre aucun repère saisonnier puisqu’il ne cesse d’être en fleurs depuis des mois.

La ficaire ouvre et ferme ses pétales en fonction de la luminosité.

Les boutons roses du pêcher (originaire de la Chine) ont éclaté presque simultanément sur tous les rameaux nus, contrastant avec le troène et le buis qui gardent leurs feuilles toute l’année mais ne fleuriront qu’au milieu du printemps. De jour en jour, je découvre de nouvelles annuelles : l’oseille sauvage (Rumex) sort de terre et s’élève rapidement, la consoude officinale s’étale et recouvre les plantes voisines, monopolisant la lumière, avant de prendre aussi de la hauteur. Elle offre déjà ses fleurs tubulaires violettes au bourdon diligent, tandis qu’à l’opposé du jardin, la consoude tubéreuse, semée toute seule sous un épais taillis, fleurit jaune. J’aperçois deux espèces de vesce, au feuillage léger et découpé, la plus fine est peut-être la vesce à quatre graines, aux fleurettes blanches minuscules, et l’autre une vesce des haies dont les fleurs bleues demeurent encore étroitement encloses dans le cône des pétales. Je ne les avais pas vues l’an dernier, peut-être sont-elles de nouvelles venues. Les trois stades du pissenlit coexistent, bouton, inflorescence et sphère d’akènes à aigrette prêtes à s’envoler au moindre souffle de vent. A Arcangues, j’ai vu deux cueilleuses, panier d’osier au bras, collecter les inflorescences épanouies d’un parterre sauvage de pissenlits pour en faire de la confiture. Avant de les cuire, elles devront avoir extirpé de chaque capitule la partie verte, l’extrémité du pédoncule et les bractées, un travail de fourmi ! Toutes les annuelles ne sont pas si avancées, le centranthe rouge ne montre que ses feuilles, et le géranium Herbe à Robert retient précieusement sur le bord de ses feuilles les gouttelettes de la dernière ondée.

Le géranium Herbe à Robert, du latin ruber, rouge, comme ses tiges.

Les mœurs curieuses du houx

Deux houx ont été semés dans le jardin par des merles ou des grives, amateurs de baies rouges, en l’occurrence des drupes contenant plusieurs noyaux (des pyrènes) qui transitent par leur système digestif sans subir de dommage. Le feuillage coriace et vernissé a peu à craindre des prédateurs. Toutefois, une chenille ou une larve de mouche pourraient occasionnellement les trouver à leur goût. Persistant toute l’année, il constitue une bonne protection pour la petite faune auxiliaire du jardinier, insectes ou oiseaux, et un lieu d’hivernage prisé par le papillon citron qui, le premier, volette au soleil encore bas sur l’horizon. Également semé dans le même coin par les oiseaux, le fragon femelle arbore ses baies en même temps que ses fleurs. Celles-ci s’épanouissent au milieu de fausses feuilles lancéolées (des cladodes) qui sont en réalité des ramifications aplanies de ses tiges entièrement vertes. Sur Internet, un site très bien documenté décrit les mœurs curieuses du houx.

Le fragon femelle, avec fleur et baie implantées sur ses cladodes, rameaux aplatis en forme de feuilles

Mâle ou femelle ?

Tout d’abord, c’est une espèce dioïque, avec des pieds mâles et des pieds femelles (comme le fragon et le saule Marsault). La maturité sexuelle du houx s’avère assez tardive, l’arbre doit dépasser un certain âge ou une certaine taille pour fleurir et fructifier, à condition toutefois de ne pas pousser sous un couvert dense dont l’ombre retardera encore plus sa capacité reproductive. En outre, en les étudiant en Cantabrie, région du Pays basque dont le climat atlantique est très propice à cette espèce, des chercheurs ont décompté plus de mâles que de femelles (jusqu’à moitié plus). Ils ont constaté que les mâles avaient un taux de croissance plus élevé (les femelles consacrant une bonne partie de leur énergie à produire les fruits) et qu’ils géraient mieux le stress (insolation et sécheresse) ! Heureusement, mes houx se sont implantés dans un coin humide et pas trop ombragé, il y a donc une chance non nulle que l’un des deux soit une femelle et qu’un jour j »aie la joie de la voir se couvrir de jolies baies écarlates…

Fleur femelle de fragon

Adaptation du houx au changement climatique

Autre curiosité, leur morphologie est variable d’un individu à l’autre aussi bien qu’au sein d’un même arbre. Lors de mes balades, j’ai souvent remarqué que les feuilles pouvaient être très échancrées et épineuses, ou bien lancéolées, sans vraiment d’épine à l’extrémité. De mémoire, je crois même que les premières étaient au bas des arbres (pour se protéger des grands herbivores, j’imagine), alors que les secondes étaient plus haut, hors de portée. Mais cette plasticité phénotypique (terme savant pour qualifier la variabilité) a d’autres avantages, comme l’adaptation au changement climatique. Tous les êtres vivants peuvent, au cours de leur vie, modifier leur morphologie, leur physiologie, leur comportement ou leur histoire de vie en réponse à un changement dans leur environnement : le houx ne fait pas exception. Par exemple, en réponse à un stress, il peut réduire la taille de ses nouvelles feuilles par rapport à celles qui sont déjà présentes sur l’arbre. 

Androsème (Hypericum androsaemum L.) ou Androsaemum officinale, Toute-saine, Passecure, semée dans le jardin par les oiseaux.: ses fleurs jaunes et son port buissonnant font penser au millepertuis (Hypericum perforatum).

Je lis sur le site qu’une autre menace pèse sur les houx soumis aux fortes sécheresses : la cavitation, qui peut entraîner une embolie. Si l’arbre a du mal à se procurer de l’eau dans le sol, sa sève brute aura des difficultés à circuler correctement dans les vaisseaux du bois conducteur (le xylème), des bulles d’air pourront apparaître et provoquer une embolie gazeuse – un risque également encouru par un plongeur qui ne respecterait pas les paliers de décompression pour remonter à la surface -. La sève cessera d’alimenter la partie affectée qui mourra et sèchera. Une étude a été conduite en Suisse sur des houx installés dans deux sites très contrastés du point de vue climatique : un site tempéré assez humide et un site sec et chaud en été. L’étude des cernes de croissance de ces houx a permis de suivre l’évolution de leurs vaisseaux depuis presque un siècle. Sur les deux sites, on observe des changements nets dans les vaisseaux du xylème : leur fréquence augmente et ils tendent à se regrouper de manière plus étroite, ce qui serait un moyen de limiter les risques d’embolie gazeuse. Cette tendance est encore plus affirmée sur le site sec. Ceci montre que sous la pression du réchauffement global, les houx changent en modifiant l’architecture interne de leurs vaisseaux conducteurs. Parallèlement, on observe que, sur le site sec notamment, cette évolution se fait au détriment de la croissance en diamètre : autrement dit, les houx redistribuent les matières carbonées qu’ils élaborent par photosynthèse plutôt vers la construction de vaisseaux plus résistants aux problèmes liés aux sécheresses que vers la croissance. Il est donc à craindre que le houx se fasse supplanter à terme par des plantes ligneuses plus aptes à supporter ces conditions et moins impactées dans leur croissance.

Lamier pourpre, plante comestible, aux propriétés médicinales, fleurs pollinisées par les insectes et graines disséminées par les fourmis.

Colonisation par le chèvrefeuille

Depuis que la tondeuse a été proscrite au jardin, je découvre les plantes sauvages qu’il contient ou qui s’y installent, apportées par le vent, des insectes, des oiseaux ou des mammifères. Je laisse se dérouler leur cycle naturel et j’observe l’expansion parfois très impressionnante de certaines d’entre elles. Une année, c’est le lierre qui a semblé vouloir prendre possession de l’espace. J’étais contente, car jusqu’à présent seul le laurier-sauce en contrebas était apte à coloniser le tapis de feuilles mortes sous les deux chênes et je m’évertuais à en extirper les jeunes plants pour que l’ombre du sous-bois ne devienne pas trop dense. En lisière et sur l’ancienne pelouse devenue prairie, le lierre omniprésent n’a pas empêché les fraisiers, primevères, ficaires ou graminées de pousser à travers les interstices de son réseau de rameaux ligneux. Un ou deux ans plus tard, le chèvrefeuille a procédé de même, manifestant encore plus de vigueur. Non seulement il s’est étalé sur le sol, mais il se dresse aussi par endroits en enchevêtrant ses tiges souples qui se soutiennent réciproquement et forment des buissons touffus. Bien sûr, il escalade aussi tous les arbustes à sa portée. Son dynamisme exubérant m’oblige même à intervenir (le moins possible toutefois), de façon à protéger le lilas, le corête du Japon, le weigélia, ainsi que les petits fruitiers, framboisiers, groseillier, groseillier à maquereau et myrtillier que je souhaite préserver de son envahissement.

Chèvrefeuille des bois aux feuilles lobées comme celles d’un chêne

Une liane à la tige très prisée

Plusieurs espèces de chèvrefeuilles (Lonicera) vivent en France, autochtones ou naturalisées depuis longtemps. Celui de mon jardin a une particularité qui ne se manifeste que chez deux espèces, le chèvrefeuille du Japon et le chèvrefeuille des bois : ses feuilles, caduques, opposées, ont une morphologie variable, avec un limbe qui peut être entier et ovale-lancéolé, sinué, ou même lobé comme chez le chêne ! Ayant une prédilection pour les milieux humides, un sol plutôt acide et une végétation arboré qui lui assure une ombre protectrice, le chèvrefeuille des bois (puisque c’est bien lui) pousse volontiers en compagnie de l’aulne, du noisetier, du chêne pédonculé et de l’érable champêtre, tous présents dans le jardin. Il peut atteindre six mètres de longueur et une longévité de quarante ans. Pour autant, les tiges ne dépassent pas au summum de leur développement le diamètre d’un petit doigt ; rien à voir par exemple avec une autre liane indigène, très commune elle aussi, la clématite vigne-blanche qui présente des tiges lianescentes allant jusqu’à quarante mètres de long et quatre centimètres de diamètre (plus grosses qu’un pouce). Je trouve beaucoup d’information sur les propriétés de sa tige, si coriace et rigide qu’on en faisait des dents de herse, des peignes de métier à tisser, des tuyaux de pipe, mais aussi de la vannerie pour confectionner des paniers, ou même en Écosse des bats pour les poneys dans les îles Hébrides ! Quant aux racines, elles servaient à teindre la laine en bleu.

Fumeterre grimpante

Mais ce qui a le plus frappé l’imagination des humains, ce sont les fameux « bois spiralés » par les chèvrefeuilles, ces œuvres d’art naturelles qu’il ne restait plus qu’à convertir en canne ou bâton de marche.  En effet, comme cette liane n’est pourvue ni de crampons ni de vrilles, elle s’élève en s’enroulant (vers la droite) autour de son support – on dit qu’elle est volubile, comme le liseron ou le houblon. Mais, à l’instar du figuier étrangleur, elle empêche l’arbuste ou le jeune arbre d’augmenter de diamètre, et celui-ci se voit contraint de pousser dans les intervalles, jusqu’à l’englober ensuite dans ses tissus. Parfois, la tige du chèvrefeuille finit par se rompre, elle sèche et disparaît, ne laissant qu’une profonde cicatrice qui serpente le long du tronc. Tout cela est bien beau, mais ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la morphologie variable des feuilles et je ne trouve aucune recherche qui y soit consacrée. En ce qui concerne le lierre, si le pied n’a pas encore fleuri, ses feuilles sont triangulaires à 3 à 5 lobes pointus mais peu marqués. Mais lorsqu’il atteint sa période de floraison, les feuilles des rameaux à fleurs ne sont plus lobées mais ovales et simplement pointues à l’extrémité. A propos de la forme des feuilles, je me souviens d’une anecdote merveilleusement contée par le botaniste Francis Hallé : la coévolution de la passiflore et du papillon Heliconius.

Véronique petit-chêne

La Passiflore et l’Héliconius: coévolution

Au début de l’histoire, les papillons pondent leurs œufs sur les feuilles de Passiflore, de façon à ce que, dès l’éclosion, les jeunes chenilles soient déjà installées « à table » pour s’en nourrir. Un changement génétique amena la Passiflore à devenir toxique, la rendant incomestible ; parallèlement, une mutation génétique permit aux chenilles du papillon de digérer leur met favori. Devenues toxiques par leur alimentation, elles se métamorphosèrent en papillons également toxiques, parés de brillantes « couleurs d’avertissement » (aposématiques) et désormais à l’abri des oiseaux prédateurs. Suite à une nouvelle mutation, les feuilles de Passiflore changèrent de forme, les Heliconius devenant incapables de reconnaître leurs sites de ponte habituels. Mais ces papillons en vinrent à mémoriser les formes des feuilles, ce qui leur permit de tourner les défenses de la Passiflore. C’est alors que les feuilles se parsemèrent de petites boules jaunes semblables à des œufs d’Heliconius ! Les papillons, croyant la place prise, passaient leur chemin ! Au cours de cette coévolution, les espèces de Passiflore et d’Heliconius se sont multipliées, et c’est grâce à de nombreuses adaptations successives de la sorte qu’il en résulte une immense diversité dans les Tropiques.

Du chèvrefeuille dont la forme des feuilles varie sur un même pied.

 Des chèvrefeuilles toxiques

Qu’en est-il du chèvrefeuille des bois ? Tige, feuilles et fruits sont légèrement toxiques: ils contiennent des saponosides qui irritent fortement nos muqueuses et notre système digestif, provoquent des vomissements, des diarrhées, des convulsions pouvant entraîner des altérations cardiaques et même la mort. Ils ont aussi des propriétés hémolytiques, affectant les cellules sanguines. Même le fait de sucer la tige (dont la sève est très sucrée) peut entraîner des vomissements. Toutefois, le risque d’intoxication massive concerne essentiellement les enfants, naturellement attirés par les baies rouges, mais il faudrait qu’ils en aient ingéré plus de trente, en dépit de leur saveur âcre et amère, pour que des symptômes se manifestent et présentent un tableau clinique plus sérieux que de simples troubles digestifs. Les principaux composants du chèvrefeuille sont des mucilages, pectine et xylostéine (dans le fruit), des huiles essentielles, carvacrol, geraniol, linalool, des flavonoïdes, cryptoxanthine, lutéoline, rutine, et des tannins. Il y a aussi de l’acide cyanhydrique et de l’acide salicylique. En fait, tout est une question de dosage, et ces propriétés peuvent être utilisées à des fins médicinales, particulièrement l’écorce aux effets diurétiques. La plupart des mammifères semblent affectés par ces toxines (peut-être à l’exception des chèvres ?) et seuls les oiseaux peuvent se régaler sans crainte de leurs baies rouges, particulièrement les grives, les rouge-queues, les merles, les fauvettes, les mésanges ou encore les rouge-gorges. S’épanouissant en été, les fleurs seraient comestibles, mais certains spécialistes le contestent. Leur parfum s’intensifie à la tombée de la nuit et attire de nombreux papillons, souvent à longue trompe, comme le sphinx gazé inféodé au chèvrefeuille.

Violette de Rivin reconnaissable à son éperon pâle (?)

Le sphinx et l’orchidée

La relation entre la fleur et son pollinisateur a été brillamment illustrée en 1862 par Darwin. On lui présenta une orchidée, Agraecum sesquipedale, plus communément appelée « étoile de Madagascar ». C’est une épiphyte qui vit sur les arbres et se distingue par ses feuilles blanches en étoile et par l’éperon de ses fleurs, ou nectaire. Ce tube, qui peut dépasser 30 centimètres de long, contient au fond le nectar, un liquide sucré dont se nourrissent les insectes butineurs. Pour l’aspirer avec sa trompe, l’insecte doit s’enfoncer dans la fleur, se frottant aux pollinies (amas de pollen) qui se fixent sur sa tête ou son abdomen. L’insecte s’envole pour aller butiner d’autres fleurs qu’il pollinise à son insu, entraînant leur fécondation. En examinant l’orchidée, Darwin prédit l’existence d’un papillon dont la trompe devait avoir la même longueur que le nectaire. Quarante ans plus tard, en 1903, on découvrit à Madagascar un grand papillon nocturne, de la famille des Sphingidés, doté d’une trompe longue de 22 centimètres, qui fut nommé Xanthopan morgani praedicta. L’adaptation du nectaire et de la trompe s’explique par la coévolution, c’est-à-dire une série de transformations qui se produisent au cours de l’évolution chez la plante et l’insecte, suite à leurs influences réciproques.

Sphinx gazé ou sphinx du chèvrefeuille (photo Internet)

Les Sphingidae exécutent souvent des vols stationnaires (vol vibré), grâce aux battements spécialisés et très rapides de leurs ailes. Solitaires, les chenilles vivent sur une grande variété de feuillus ou de plantes basses, parfois toxiques comme ici le chèvrefeuille. Effrayées par un ennemi, elles rétractent leurs segments thoraciques, soulèvent le devant de leur corps et le balancent brusquement d’un côté à l’autre. Au repos, les chenilles peuvent également relever la partie antérieure de leur corps, imitant vaguement la position du « Sphinx » égyptien ou grec, d’où le nom. De couleurs souvent voyantes, elles possèdent aussi une corne inoffensive sur le huitième anneau abdominal. Mais l’inventivité de la Nature n’a pas de limite. Plutôt que d’attendre une évolution improbable, certains bourdons et xylocopes (de très grandes abeilles charpentières noires) ont trouvé un raccourci: ils atteignent le nectar en perforant directement le fond des corolles ! Enfin, la faune entomologique du chèvrefeuille s’étend bien au-delà de ses butineurs. Diverses chenilles ne craignent pas sa toxicité et consomment le feuillage. Elles sont issues de papillons aux goûts plus éclectiques, quatre ou cinq espèces de Noctuelles, une quinzaine de Géométridés, des Nymphalidés (Sylvain azuré) et bien d’autres encore.

Galle des tiges du forsythia

Cancer des arbres

Petite parenthèse, les tiges du forsythia présentent des boursouflures bizarres. Plongeant dans mon site favori d’Aramel, un vrai puits de science, je trouve la cause de ces infirmités. Elles sont dues à l’attaque combinée d’un complexe de deux champignons (Gibberalla baccata et Phomopsis dominici) et deux bactéries (Corynebacterium fascians et Agrobacterium tumefaciens). Ces agents produisent de l’AIA (Auxine ou Acide 1H-indole-3-acétique ou Acide indole acétique C10H9NO2), une protéine végétale, et finissent par multiplier en grande quantité les cellules en un point donné de la tige, ce qui donne naissance à un chancre (du latin cancer, « ulcère, cancer »). Ces parasites envahissent l’écorce et le cambium, provoquant une destruction à petit feu. L’arbuste réagit en mettant en place des barrières mécaniques de compartimentation qui se traduisent par ces chancres formés de tissus plus ou moins nécrosés et de processus réactionnels de « cicatrisation » qui font intervenir des bourrelets de recouvrement parfois successifs et concentriques. Cette attaque n’a pu être fomentée que si le forsythia se trouvait dans un état de vulnérabilité ou blessé. L’infection risque de se propager à toute la plante avant d’être relayée, lorsqu’elle sera morte, par de nombreuses espèces lignivores, au comportement de nécrotrophes, agents de la pourriture du bois. Est-ce le voisinage un peu trop étroit de l’abélia et du thuya qui lui ont porté tort, plongeant ses rameaux dans une ombre trop dense et empêchant toute aération ? C’est possible, car il cherche d’année en année à prendre de la hauteur pour maintenir quelques branches à la lumière et il pousse en sens opposé, en quête d’une issue salvatrice. Mais cette intrusion a aussi été rendue possible par la taille des rameaux formant autant d’entrées possibles aux pathogènes par les blessures infligées à la plante. Les gales se trouvent justement plutôt du côté de l’allée, c’est pourquoi je les ai remarquées.

Muscardin (Photo Internet)

La liane et le croque-noix

Voici une dernière anecdote sur le chèvrefeuille, une plante décidément fort intéressante. En Grande-Bretagne, des chercheurs ont remarqué qu’un magnifique petit rongeur méconnu (nocturne et très discret), le muscardin, surnommé croque-noix, est fortement dépendant de la présence du chèvrefeuille dans ses habitats. D’une part, les tiges entrelacées lui procurent de très bonnes « échelles » naturelles pour grimper dans les arbres mais surtout il utilise les lanières de l’écorce du chèvrefeuille des bois pour confectionner ses nids construits en hauteur dans les arbres. Alors que son rayon de déplacement est d’ordinaire assez limité, en cas d’absence locale du précieux matériau, le muscardin peut aller jusqu’à une cinquantaine de mètres pour en récolter. Dans 84% des 56 nids étudiés, il y avait de l’écorce de chèvrefeuille et celle-ci dominait en masse (35%) par rapport aux autres matériaux possibles.

Muscardin en hibernation

Note au lecteur

Ce texte illustré est une contribution à l’inventaire collaboratif « Anglet sauvage » de Libre Cueillette auquel tout Angloy peut contribuer (ou toute personne aimant se promener à Anglet). Il constitue une des actions de sensibilisation à l’environnement engagées par l’association. Votre adhésion (cliquer sur le lien) sera la bienvenue pour améliorer la portée de nos initiatives et vous permettra d’y prendre part si vous le souhaitez.

L’eau, indispensable à toute vie sur Terre.
Un printemps précoce
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Un commentaire sur “Un printemps précoce

  • 21 mars 2021 à 11 h 56 min
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    Toujours aussi intéressant Cathy. Les exemples de co-évolution sont toujours un plaisir à découvrir. Par souci de rigueur (tu sais que je suis un « darwinien » grand teint), j’attirerai l’attention sur le processus de la sélection naturelle : c’est la présence d’un gène particulier ou son activation quand l’environnement change qui fait que certains individus vont survivre et se multiplier. Les autres disparaissent plus ou moins lentement et sont remplacés par ceux qui sont mieux adaptés.
    On entend fréquemment en particulier dans des émissions naturalistes des commentaires sur le coté merveilleux de la nature qui s’adapte… en fait ceux qui ne peuvent s’adapter, meurent. La nature est belle mais cruelle, comme dit Richard Dawkins, il y a deux sortes d’animaux : ceux qui crèvent de faim et ceux qui crèvent de trouille. Seul l’Homme (et quelques autres primates supérieurs) peut lutter contre ce principe et protéger les plus faibles.
    Citation complète de R.Dawkins: « The total amount of suffering per year in the natural world is beyond all decent contemplation. During the minute that it takes me to compose this sentence, thousands of animals are being eaten alive, many others are running for their lives, whimpering with fear, others are slowly being devoured from within by rasping parasites, thousands of all kinds are dying of starvation, thirst, and disease. It must be so. If there ever is a time of plenty, this very fact will automatically lead to an increase in the population until the natural state of starvation and misery is restored.
    In a universe of electrons and selfish genes, blind physical forces and genetic replication, some people are going to get hurt, other people are going to get lucky, and you won’t find any rhyme or reason in it, nor any justice. The universe that we observe has precisely the properties we should expect if there is, at bottom, no design, no purpose, no evil, no good, nothing but pitiless indifference. »
    –Richard Dawkins
    amitiés
    pierre

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