Jardin en hiver: Pailler, semer, planter, bouturer, diviser
Un jardin fragile
Le jardin de Lilitegia, en raison de son emplacement sur les toits en terrasse de deux immeubles contigus aux quatrième et cinquième étages, doit supporter des contraintes particulières par rapport à un jardin habituel en pleine terre. Les conditions sont comparables à celles d’un pot de fleur sur un balcon: faible profondeur du sol (30-40 cm) dans des bacs équipés d’un système de drainage intégré (pas de réserve d’eau), forte exposition au soleil, au vent, à la pluie, pouvant entraîner l’insolation, le gel et/ou le dessèchement, la verse, l’arrachement ou le bris des rameaux, biodiversité sauvage réduite (microfaune du sol, champignons, insectes, vers, oiseaux, flore…). Le drainage des bacs engendre deux problèmes connexes : d’une part, pour compenser l’absence de réserve d’eau en sous-sol, il est prévu un arrosage par le réseau d’eau potable dont le coût est supporté par l’ensemble des résidents, et, d’autre part, la pluie et l’arrosage entraînent un « lessivage » du sol dont les éléments nutritifs (sels minéraux) se perdent dans le réseau de collecte d’eau pluviale. Ce lessivage emporterait aussi les produits phytosanitaires et les fertilisants (biologiques ou pas) si les résidents étaient tentés d’en faire usage, méconnaissant les risques de pollution du sol et de l’eau par ces intrants.
Protection du sol et de sa microfaune par un couvert naturel (blettes, cresson aliénois, persil, lentilles, fraisiers, menthe, mélisse, etc.) ou un paillage avec les tiges sèches des plantes annuelles après récolte
Deux autres paramètres doivent être pris en compte dans le choix et la disposition des plantes: l’irrégularité des conditions météorologiques et le changement climatique. Ils sont très bien mis en évidence sur les tableaux et graphiques publiés sur le site Internet de l’association Infoclimat qui utilise pour le Pays basque les données de la station météorologique de l’aéroport Biarritz-Parme. A la rubrique « Climatologie globale de Biarritz-Anglet », le premier graphique aux dégradés de rouge et de bleu illustre bien d’une part les fluctuations des températures moyennes d’une année sur l’autre, mais d’autre part une fraîcheur relative de 1956 à 1986, par rapport à la période de référence 1971-2000, alors qu’une hausse sensible des températures apparaît ensuite, 2020, 2022 et 2023 enregistrant les plus hautes températures moyennes annuelles de la dernière période. La progression régulière à la hausse des températures moyennes (basses, moyennes et hautes) de 1956 à 2023 est encore mieux mise en évidence sur le graphique suivant en dépit des fluctuations enregistrées d’une année sur l’autre.
Jardin en hiver: observer, récolter, multiplier, protéger, nettoyer, arranger
Un jardin plein de ressources
Ayant toutes ces notions à l’esprit, Sonia, l’animatrice de Libre Cueillette, a instauré une petite routine au jardin. Chaque semaine, tout au long de l’année, nous entamons la séance avec elle par un petit tour du jardin pour observer comment il se porte. En fin d’automne et en hiver, elle nous fait découvrir avec un enthousiasme communicatif qu’il y a encore des récoltes à faire et de nombreuses autres activités qu’elle nous montre au fur et à mesure en indiquant aux résidents ce qu’il faudra poursuivre sans elle les jours suivants. Nous finissons de retirer les tuteurs devenus inutiles, nous coupons les plantes fanées qui sont répandues en paillage sur le sol, en veillant à récupérer les graines en prévision de semis ultérieurs, nous achevons la taille des plantes buissonnantes et en profitons pour les multiplier par bouturage, nous divisons les racines ou rhizomes pour répartir les plantes en divers lieux du jardin. Ainsi, le jardin se peuple naturellement, à peu de frais, seules quelques nouvelles plantes ou graines sont achetées chaque année. Par ailleurs, Sonia contribue à la diversification en apportant des plants, boutures et graines collectés sur d’autres jardins où elle fait des animations.
Hiver: Récoltes de légumes racines et de légumes feuilles
Le foisonnement de l’année écoulée a fait disparaître, comme avalé par les plantes, le cheminement tortueux des pas japonais entre les massifs. Nous les extirpons de leur couverture de stolons, de tiges, de racines entremêlés et révélons en les soulevant la présence d’une petite faune grouillante de cloportes, perce-oreille, vers de terre et larves d’insectes affolés par la lumière soudaine et la disparition de leur abri. Avec application, nous recréons un cheminement stable que les plantes s’évertueront à enfouir au cours des prochains mois. Déjà, certaines commencent à croître, les salades, les fèves, les petits pois, les lentilles, tandis que d’autres persistent, fraisiers, framboisiers, menthe, mais aussi courges, topinambours et poires de terre.
Favoriser des microclimats
Impressionnée par les épisodes de canicule et sécheresse inhabituels au Pays basque et par les grosses tempêtes de vent de ces dernières années, Sonia montre au groupe de résidents-jardiniers de Lilitegia qu’il est possible de mettre en place une stratégie pour anticiper ces événements et faire en sorte que le jardin arrive à se protéger par ses propres moyens. En effet, les dispositions relatives des plantes peuvent induire un éventail de microclimats sur ces deux terrasses exposées, avec des recoins abrités, des zones tempérées, tièdes et humides, bien ombragées, d’autres au contraire plus chaudes, plus sèches, plus éclairées, chaque végétal étant implanté selon ses besoins et ses capacités. Pour mieux connaître ces derniers, nous tâchons de mémoriser, lorsque nous parcourons ces espaces jardinés, les espèces végétales qui souffrent et ne se développent pas correctement, de façon à prendre des mesures soit immédiatement, soit l’année suivante. Par exemple, il est facile de dégager le pourtour d’une plante d’origine méditerranéenne (thym, sauge…) qui végète car elle se retrouve envahie, voire recouverte par de la menthe aquatique ou toute autre espèce à croissance rapide. Par contre, si nous constatons qu’un semis de petits pois, la fructification des aubergines ou celle du maïs ont échoué, il faudra réfléchir à de nouvelles associations et/ou de nouveaux emplacements pour leur offrir de meilleures conditions de vie.
Donc, comment procéder ? Tout d’abord en vérifiant l’orientation des points cardinaux: le sud est en direction des Pyrénées qui se profilent à l’horizon, l’ouest vers le centre de Saint Jean de Luz, qui nous offre le spectacle de somptueux couchers de soleil et d’où proviennent les vents dominants, le nord vers la colline où se trouve le jardin botanique de Saint Jean de Luz et qui nous cache cette anse marine du golfe de Gascogne. Il faut aussi prendre en compte la présence des murs alentour, de hauteur variable, qui détournent les vents, constituent une protection ou au contraire créent un couloir d’accélération où l’air s’engouffre. Leur revêtement blanc réfléchit la lumière, accroissant localement l’insolation et la température. Même les clôtures en claustras (croisillons) et les grilles modifient la circulation de l’air et peuvent induire des conditions particulières ressenties positivement ou négativement par les plantes.
Ainsi, ce qui peut apparaître à un œil peu averti comme un fouillis de plantes, un espace désordonné, non jardiné, un laisser-aller, est en réalité le résultat d’une réflexion approfondie, un jardin à la géographie mouvante, évolutive, pour accompagner dans la mesure du possible son adaptation à toutes ces contraintes afin qu’il puisse remplir de façon optimale – mais jamais maximale, c’est utopique – sa fonction nutritive, sans oublier l’esthétique de ce lieu et la détente procurée par le jardinage ou la promenade sur ces toits en terrasses avec le paysage luzien et les montagnes à l’horizon.
Expérience « conventionnelle » sur une petite portion du jardin par un résident
Un fouillis trompeur
Mais tous les résidents ne comprennent pas cette approche, loin de là. Toutefois, rares sont ceux qui viennent partager un moment avec nous et l’équipe régulière de jardiniers-résidents pour s’exprimer de vive voix et s’informer sur notre démarche. Pour eux, le fouillis apparent ne peut être que le résultat d’un manque de travail et la preuve d’un laisser-aller délétère. Seul Juan, jardinier de la première heure, est revenu après deux ans de désaffection en nous disant que l’aspect du jardin ne lui convenait pas, mais qu’il souhaitait avoir un lopin de terre pour jardiner à sa façon. Nous avons trouvé intéressant qu’il fasse sa propre expérience, d’autant plus qu’il était le seul à en avoir exprimé l’envie, il ne lésait donc personne. Dans un angle du grand bac de la terrasse inférieure, nous avons retiré le couvre-sol de persil entremêlé de géranium herbe à Robert pour lui laisser, ainsi qu’il le souhaitait, la terre à nu. A l’ancienne, comme dans un jardin de pleine terre, il a bêché, planté en ligne, arrosé, récolté. Sans qu’il en ait conscience, ses plantations ont bénéficié le temps d’une saison estivale de la vie et des nutriments que nous avions apportés dans le sol par nos techniques douces. Toutefois, comme nous, il a constaté que tout ne réussissait pas forcément comme il espérait. Les haricots ont très bien donné, par contre les piments rien du tout, à sa grande déception. A la fin des récoltes, il a tout arraché et emporté les restes végétaux à la déchèterie, abandonnant une terre nue pour les six mois suivants. Ainsi, il avait le sentiment de nous rendre « propre » cette terre qui n’était pour lui qu’un support et dont il ne savait pas faire usage en dehors de la saison estivale.
L’exploration du jardin révèle des surprises…
Exubérance et gourmandise
Au fil du temps, – nous entrons dans la quatrième année d’accompagnement par notre association Libre Cueillette -, nous constatons que certaines plantes prospèrent de façon fabuleuse. Dans l’entrée, alors qu’il est sévèrement taillé sitôt ses rameaux dépouillés de leurs feuilles aux premiers frimas, le physalis (« amour en cage ») reforme un vaste buisson qui, en quelques mois, vient largement déborder sur l’allée en fournissant jusque tard en automne des fruits délicieux. Les fraisiers, la menthe aquatique, le persil, constituent un couvre-sol extraordinaire dont nous devons en permanence limiter l’extension, de même que certaines plantes sauvages comme le géranium « herbe à Robert » ou la linaire commune dont les jolies hampes souples aux fleurs jaunes attirent les pollinisateurs. D’autres croissent avec un dynamisme étonnant: les choux (verts, pommés, brocolis, de Bruxelles…), l’immortelle (Hélichryse) si odorante, la verveine citronnelle, les framboisiers, la ronce sans épine aux mûres géantes…
Toujours anticiper, semer et planter, améliorer la signalétique, enterrer des oyas pour économiser l’eau
Mais le clou du jardin et la pratique la plus originale, c’est notre utilisation de grandes plantes herbacées annuelles à pousse rapide, les topinambours et les yacons (poires de terre) aux larges feuilles élégantes, tous deux d’origine américaine et proches parents des tournesols: nous les plantons en alignements denses pour faire office de haies coupe-vent, de parasol, de protection contre les intempéries et les écarts excessifs de température. Elles servent également à canaliser les déplacements des jardiniers et visiteurs sur les pas japonais afin d’éviter qu’ils ne piétinent inconsidérément les espaces dédiés aux plantations, pas toujours visibles selon leurs stades de croissance, du semis jusqu’à la récolte. L’intérêt est double: le sol jardiné reste meuble et non tassé, et ce cloisonnement par des plantes plus hautes permet de circonscrire des parterres et de rendre plus compréhensible l’ordonnancement du jardin divisé en secteurs (relativement) thématiques.
Des haies protectrices de topinambours
Ainsi, les récoltes de ces tubercules abondants en fin d’automne et début d’hiver sont réparties en une fraction à consommer et une autre destinée à reconfigurer le jardin pour l’année à venir. Ces derniers sont enfouis à faible profondeur et des souches sont même déracinées pour être replantées ailleurs. Et ça marche ! Elles reprennent rapidement vie en se couvrant de jeunes tiges feuillues qui hérissent la souche de leurs tendres pousses. Quant aux longues tiges raides desséchées des topinambours, nous les cassons à la base et les récupérons pour confectionner des clôtures éphémères (d’une durée de vie de quelques mois) et esthétiques en les entrecroisant pour mettre en évidence l’entrée du grand bac de la terrasse supérieure et repérer le départ du sentier pavé de pas japonais en bois. Le poids des plantes grimpées ou appuyées dessus finira par en avoir raison et les barrières démantelées joncheront le sol en paillage rapidement décomposé par la vie du sol.
Un sol vivant pour des plantes prospères
Tous ces organismes du sol sont une source permanente d’émerveillement que nous tentons de transmettre à nos jardiniers amateurs, petits et grands. En effet, souvent, le premier réflexe est un sentiment de peur, de dégoût et de rejet. Il est donc intéressant de montrer le rôle qu’ils exercent dans le jardin. Par exemple, les perce-oreilles (forficules), qui doivent leur nom à la paire de cerques défensifs situés à l’extrémité de leur abdomen, peuvent jouer un rôle de pollinisateurs nocturnes. Polyphages, ils se nourrissent de végétaux en limite de décomposition, mais aussi de pucerons et de psylles. Ils font partie des rares insectes dont la mère porte attention à sa progéniture, restant à proximité des œufs jusqu’à leur éclosion. Les mâles sont ailés et les femelles et immatures aptères (dépourvus d’ailes). Beaucoup de femelles sont parthénogénétiques (la reproduction ne nécessite pas la participation des mâles) ! Mais l’aspect est parfois trompeur pour un œil néophyte, car il est possible de les confondre avec des larves de carabes, munies également de cerques, qui sont de mœurs crépusculaires et nocturnes, et constituent des auxiliaires infatigables des jardiniers, puisqu’elles se nourrissent de limaces, escargots, vers, chenilles de noctuelles, larves de coléoptères, etc.
Une identification difficile de la petite faune du jardin
Mais d’où proviennent toutes ces bestioles (sans compter celles qu’on ne voit pas tant elles sont minuscules) ? Le terreau d’origine ne contenait rien, ni graines de plantes, ni animaux d’aucune sorte, ni champignons: il paraissait totalement stérile et il est demeuré inerte plusieurs mois jusqu’au début de nos activités de jardinage avec les résidents. Nous avons commencé à détecter de petits êtres sauvages seulement à partir du moment où nous avons semé, planté en nous déplaçant dans le jardin. Introduits sous forme d’animalcules, d’œufs, de larves et de filaments de mycélium de champignons, ils étaient sans doute accrochés aux semences ou mêlés au terreau des jeunes plants, ou encore collés à nos semelles. Au fur et à mesure de l’installation des plantes, les abeilles, bourdons, papillons et oiseaux ont commencé à fréquenter aussi ces jardins surélevés et les plantes ont retenu des graines emportées par le vent.
Un jardin pédagogique avec un joyeux mélange de plantes sauvages et cultivées, décoratives et utilitaires
Car il faut bien réaliser que tout être vivant (y compris les humains) est incapable de vivre dans une bulle stérile. Nous sommes tous en interaction avec l’ensemble des êtres vivants qui vivent autour de nous – et à l’intérieur de nous, sans que nous n’en ayons conscience -. Les humains assimilent les aliments grâce au microbiote de leur système digestif, les légumineuses (Fabacées) complètent leur alimentation grâce à leur symbiose avec des bactéries qui forment des nodosités sur leurs racines et sont capables de fixer l’azote de l’air en synthétisant des composés azotés comme les nitrates. Pour d’autres plantes, grâce à leur symbiose avec des champignons qui prolongent leur système racinaire, elles améliorent leur captation de l’eau et de sels minéraux. Les vers de terre labourent naturellement le sol, l’ensemble des animaux, bactéries et champignons du sol dégradent les végétaux morts et rendent disponibles leurs constituants qui alimentent les plantes vivantes… La résistance d’une plante au stress (sécheresse, canicule, attaque de champignons ou de phytophages…) n’est pas seulement imputable à ses propres capacités, mais aussi à la présence de tout ce petit monde qui l’assiste et renforce ses défenses.
Ces organismes décomposeurs de matière végétale s’activent dans l’obscurité du sol qu’ils contribuent collectivement à fabriquer et enrichir. Chacun vit à une profondeur donnée, il est donc préférable, pour ne pas les perturber ni leur nuire, de faire usage dans un jardin d’une grelinette plutôt que d’une bêche. Il faut aussi songer à les alimenter en permanence. Par exemple, lorsqu’une plante annuelle a fini de produire ses fruits (haricots, petits pois, tomates, aubergines, courges…), il est important de laisser ce qui ne nous est pas nécessaire se décomposer sur le sol du jardin. Ce paillage protecteur réduit les écarts de température, maintient l’humidité et limite les effets délétères du lessivage et du système de drainage. Un couvert permanent par des plantes basses comme les fraisiers ou le persil offre également un milieu favorable, avec un microclimat stable, un entrelacs végétal ménageant une protection contre les coups de vent, l’ardeur des rayons solaires et la violence des averses.
Le plus important peut-être, c’est d’insuffler aux jardiniers amateurs la confiance: confiance en eux-mêmes, en leur capacité de jugement, et confiance en la nature, en sa capacité d’adaptation et de résilience, pour peu qu’on introduise au jardin une diversité végétale et animale suffisamment importante pour que tout ce petit monde puisse interagir harmonieusement. L’équilibre naturel, c’est tout le contraire de l’immobilité: c’est une adaptation permanente, mouvante, des plantes les unes par rapport aux autres, des plantes en fonction des bactéries, champignons et animaux, et bien sûr des plantes en fonction de la météo et du climat. A nous de rester à l’écoute, d’observer, d’être attentifs à leur assurer le meilleur bien-être possible… sans oublier de rester modestes, car la perfection n’est pas de ce monde, il ne faut pas espérer avoir une réussite totale de tous les légumes et petits fruitiers, c’est donc une raison supplémentaire pour diversifier au maximum les espèces dont nous espérons nous nourrir.
Des fleurs, des fruits, des graines
Des récoltes en toutes saisons